28 avril 2020 | International, Aérospatial, Naval, Terrestre, C4ISR, Sécurité

L'investissement dans la défense rapporte plus que ce qu'il coûte

Par Le groupe de réflexions Mars*

Dans le but de permettre à la base industrielle et technologique de défense de contribuer à la sortie de crise et aux plans de relance français et européen, le groupe de réflexions Mars* souhaite partager, dans une série de tribunes, les réflexions qu'il mène notamment autour des sujets de la souveraineté et de l'autonomie, du sens donné à l'Europe de la défense et la place réservée à la défense dans un "plan Marshall" européen, des enjeux macroéconomiques et des enjeux industriels et d'innovation dans la défense. L'objectif du groupe de réflexions Mars est de trouver des solutions pour sécuriser les budgets de défense à court et à moyen terme.

Qui dit crise économique dit plan de relance. La ministre des armées souhaite utiliser à cet effet l'investissement de défense (Titre 5), qui représente 80% de l'investissement de l'État. En réponse, les industriels du secteur proposent de sécuriser, voire d'accélérer la livraison des programmes d'armement prévus dans la loi de programmation militaire en cours. Est-ce pertinent ? L'industrie de défense est une industrie de souveraineté, au sens le plus fort du terme, à savoir que sans elle, il n'y a plus d'indépendance nationale, que la nation dépend de ses alliés pour sa défense. C'est le cœur des compétences régaliennes et la légitimité intrinsèque de l'État. Une protection n'est jamais gratuite. La sécurité a un coût. Autant que le circuit économique créé profite à la croissance de l'activité nationale.

close

volume_off

Prospérité rime avec indépendance

C'est ainsi que Venise inventa l'arsenal. On peut être un État commerçant ouvert sur le monde et garder jalousement fermée son industrie d'armement. La Chine de Xi Jinping a manifestement retenu les leçons de Marco Polo. Et Venise nous a appris que la prospérité dure tant que l'indépendance est garantie par ses propres armes et ses alliances. Survient une menace irrépressible (Bonaparte) et s'en est fini de l'indépendance et de la prospérité.

L'arsenal vénitien est ainsi la mère de l'industrie d'armement, qui a gardé cette forme (et ce nom !) jusqu'à une date très récente. Pour des raisons d'efficacité économique et "d'ouverture aux marchés", la France a progressivement transformé ses arsenaux en sociétés anonymes. Le processus a pris 30 ans, depuis les poudres et explosifs au début des années 1970 jusqu'à la construction et la réparation navale au début du XXIe siècle. Il n'est d'ailleurs pas achevé : il en reste des traces sous la forme de prises de participation sous diverses formes et à différents niveaux, et surtout, il reste un "arsenal" : la direction des applications militaires du commissariat à l'énergie atomique (CEA/DAM).

Tout cela pour dire que la préoccupation économique en matière de défense, disons l'efficience, est une idée très récente. Elle s'oppose aux notions militaires de "réserve", de "redondance" et de capacité de "remontée de puissance", indispensables à l'efficacité opérationnelle et à ce que l'on appelle aujourd'hui la résilience, c'est-à-dire la faculté de reprendre l'ascendant après avoir encaissé un choc d'une violence inhabituelle, voire imprévisible.

Le dogme du principe d'efficience

Le principe d'efficience est devenu la composante majeure de l'idéologie managériale qui a connu son apogée en France avec la révision générale des politiques publiques (RGPP) conçue et mise en œuvre entre 2007 et 2012 avec la brutalité et l'absence de discernement que l'on sait en matière de défense. Outre une saignée sans précédent en temps de paix dans les effectifs (54.000 suppressions), il en a résulté une série de fiascos (logiciel LOUVOIS) et de désorganisations (bases de défense, administration de proximité, subordination des soutiens) qui ont durablement affaibli les armées, l'instrument ultime de la résilience de la nation, notamment le service de santé.

C'est la même logique managériale à l'œuvre dans les années suivantes qui a conduit à la liquidation des réserves de masques chirurgicaux et autres consommables permettant de faire face immédiatement à une épidémie sans arrêter brutalement l'activité économique. Autrement dit, le principe d'efficience est une belle théorie dont la mise en œuvre se révèle, dans la violence de ses conséquences, incapable de faire face à un évènement inattendu, même quand les experts en prédisent la survenue probable.

La crise du Covid-19 a révélé le caractère foncièrement anti-économique de cette idéologie et la coupable naïveté des adeptes de l'ouverture aux marchés. Accepter de confier la sécurité d'un pays aux forces brutes des marchés relève de la même croyance candide que le pacifisme désarmera tout agresseur. On a le droit d'y croire, c'est beau, mais pas de gouverner au nom de tels croyances. C'est une question de responsabilité. Cela vaut aussi pour une certaine frange de la gauche.

Dépense de défense, un effet multiplicateur de croissance

Une fois admis l'ineptie du principe d'efficience dans les questions régaliennes et stratégiques, faut-il pour autant considérer que l'industrie de défense soit par nature anti-économique. C'est l'idée qu'on avancé certains théoriciens marxistes (dénonçant l'implication de la finance et donc de la classe dirigeante dans cette industrie) et les premiers keynésiens, au titre d'un effet d'éviction sur l'investissement privé. Curieusement, la théorie néolibérale dominante depuis 30 ans tend à reconnaître les effets positifs sur la croissance de l'investissement de défense par la dépense publique.

Cela résulte moins d'études économétrique rigoureuses que des résultats empiriques des Reaganomics, qui ont permis aux États-Unis de surmonter la crise économique du début des années 1980 en s'appuyant sur une course aux armements qui a permis, accessoirement, de gagner la guerre froide. C'est sans doute pourquoi le gouvernement Fillon, pour sortir au plus vite de la crise de 2008, ne voit pas de contradiction, en pleine RGPP, à relancer l'économie notamment par une augmentation (mesurée mais réelle) de l'investissement de défense, au prix d'une augmentation de 50% de la dette publique.

Depuis ce précédent, considéré comme réussi, de nombreuses études ont permis de mieux comprendre les mécanismes microéconomiques et macroéconomiques à l'œuvre. Un certain consensus des économistes spécialisés s'est même dégagé sur la valeur du multiplicateur de croissance de l'investissement de défense : en moyenne 1,27 à court terme et 1,68 à long terme, avec des disparités en fonction du degré d'ouverture à l'étranger. Peut-on en dire autant de toutes les dépenses publiques ? Cela signifie que l'on est dorénavant capable de prévoir qu'un investissement supplémentaire d'un euro dans tel secteur aura tel rendement à telle échéance.

Mais les études vont encore plus loin dans l'analyse et s'intéressent au retour fiscal et social de l'investissement de défense. On sait désormais que ce retour est en moyenne de 50% au bout de deux ans et de 100% après un certain nombre d'années, en fonction des secteurs. Cela signifie que la défense ne peut plus être considérée comme un centre de coût, auquel on ne consent que par nécessité. On sait désormais que c'est un centre de profit, dont le rendement dépend de paramètres liés à l'autonomie stratégique.

Relance par la défense : rendement optimal

Moins un secteur industriel est dépendant d'un approvisionnement (ou d'une main d'œuvre) extérieur, plus ce rendement est élevé. A l'inverse, plus il y a de "fuites" à l'extérieur du circuit économique national, moins l'investissement est rentable économiquement. Reste à identifier ces fuites afin de les résorber gr'ce à une politique industrielle (et une planification) avisée. On sait que la relance par la "monnaie hélicoptère" et les baisses d'impôts n'ont pas un bon rendement, précisément à cause de ces "fuites" : vers les importations de biens de consommation d'un côté, vers l'épargne de l'autre. On sait que renflouer Air France (ou Renault) est nécessaire pour l'emploi, mais qu'en termes économiques, le retour sur investissement est faible, car cela revient, dans le cas d'Air France, à financer, outre Airbus, Boeing, les loueurs et les assureurs, tout en maintenant le pouvoir d'achat d'une catégorie sociale aisée dont le taux d'épargne est important.

Dans le cas de la relance par la défense, le rendement est optimal, même s'il est encore possible de réduite les fuites. La "supply chain" des systémiers-intégrateurs et des grands équipementiers français du secteur de l'armement est essentiellement française. L'emploi se situe à 80% en province, y compris des emplois de haut niveau. Cette industrie à très haut niveau technologique fait appel à des savoir-faire quasi-artisanaux ; d'ailleurs, on ne parle pas d'ouvriers mais de compagnons, pas d'usines, mais d'ateliers. L'investissement dans l'innovation se répercute dans l'industrie civile, ne serait-ce que parce que la majorité de ces sociétés ont une activité duale. La balance commerciale de l'armement français est structurellement excédentaire, ce qui contribue au rendement économique d'un euro investi dans cette industrie, exportatrice par nécessité, du fait de l'insuffisante épaisseur du marché national pour absorber les coûts fixes.

Un investissement qui rapporte

En période de crise, l'effet contra-cyclique de l'investissement de défense permet d'absorber le choc de demande subi par l'activité civile. C'est particulièrement évident aujourd'hui dans le cas de l'aéronautique. Enfin, on sait aujourd'hui que cet investissement rapporte à terme plus que ce qu'il a coûté, y compris en tenant compte du coût du capital (particulièrement faible ces dernières années). Pourquoi s'en priver ?

Oui, pourquoi se priver de tels avantages, au moment où le déficit public et l'endettement ne sont plus bridés par le Pacte de stabilité ? Au demeurant, la défense, pour ce qui concerne du moins les fabrications d'intérêt stratégique, est le seul secteur industriel (le seul !) à bénéficier du privilège exorbitant de n'être soumis ni aux règles de l'OMC, ni au droit commun du marché unique européen. Les biens et service de défense disposent d'une partie spécifique du code de la commande publique. Pourquoi s'en priver, alors qu'on pourrait relancer rapidement l'activité industrielle à droit constant, sans enfreindre aucune règle ?

Aller vers une autonomie stratégique

Pour finir, évoquons rapidement ce qui f'che. Si l'on veut que le rendement économique d'un euro investi dans la défense soit encore meilleur, il faut résorber les fuites résiduelles. Cela suppose d'abord de chercher à substituer des fournisseurs nationaux aux sous-traitants étrangers, tant pour des raisons d'autonomie stratégique ("désItarisation") que dorénavant pour des raisons de patriotisme économique. Cela est aussi valable pour les chantiers ayant pris l'habitude de faire appel, pour diverses raisons dont certaines sont difficilement critiquables (absence de personnel formé), aux travailleurs détachés, alors même que l'on sait à quel point les chantiers navals structurent l'activité dans les zones littorales.

Enfin, il sera injustifiable de continuer à saigner la trésorerie des sociétés pour rémunérer des actionnaires qui se sont révélés défaillants dans leur rôle d'apporteurs de capitaux en période de crise. Le modèle anglo-saxon (cf. Rolls Royce) d'un "flottant" à 100% ne saurait convenir ; l'industrie de défense a besoin d'être détenue par des actionnaires fiables et responsables, y compris par gros temps.

-------------------------------------------------

* Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/l-investissement-dans-la-defense-rapporte-plus-que-ce-qu-il-coute-846190.html

Sur le même sujet

  • U.S. Navy awards BAE Systems $143 million contract to continue Surface Combat Systems Center support

    19 octobre 2022 | International, Naval

    U.S. Navy awards BAE Systems $143 million contract to continue Surface Combat Systems Center support

    These mission-essential systems are used by sailors across the fleet for all current and future cruiser, destroyer, and amphibious ship modernization initiatives

  • Guerre en Ukraine : le fabricant d’armes américain Lockheed Martin enchaîne les records en Bourse, Thales encore en dessous des siens malgré un gain de plus de 30%

    7 mars 2022 | International, Aérospatial, Naval, Terrestre, C4ISR

    Guerre en Ukraine : le fabricant d’armes américain Lockheed Martin enchaîne les records en Bourse, Thales encore en dessous des siens malgré un gain de plus de 30%

    L’investissement ESG, très prisé en Europe, a longtemps pesé sur le cours de Bourse du Français Thales, qui tire 50%...

  • US Navy to develop drone deployment strategy

    22 juillet 2020 | International, Aérospatial, Naval

    US Navy to develop drone deployment strategy

    By: David B. Larter WASHINGTON — The U.S. Navy's top officer has ordered his staff to develop a comprehensive strategy to field unmanned systems in the air, on the water and under the sea over the coming years. Dubbed “unmanned campaign plan,” it looks to tie together all the disparate programs into a coherent way forward, Chief of Naval Operations Adm. Michael Gilday told Defense News in a July 16 interview. “We've got ... a family of unmanned systems we're working on,” Gilday said. “Undersea we've got extra-large, large and medium [unmanned underwater vehicles]; on the surface we have small, medium and large [unmanned surface vessels]; and in the air we have a number of programs. “What I've asked the N9 to do is come to me with a campaign plan that ties all those together with objectives at the end. I've got a bunch of horses in the race, but at some point I have to put my money down on the thoroughbred that's going to take me across the finish line so I can make an investment in a platform I have high confidence in and that I can scale.” Gilday's drive toward an unmanned campaign plan comes after two consecutive years of congressional criticism that the Navy is forging ahead too quickly on unmanned systems without first having designed or developed critical new technologies and mechanical systems. The criticisms have resulted in marks in legislation that deliberately slows down the development of the systems that both the Navy and the Office of Secretary of Defense have said are necessary to offset a rising China without breaking the bank. In the interview, Gilday acknowledged the Navy hadn't adequately mapped out its unmanned future in a way that would inspire confidence. “What I've found is that we didn't necessarily have the rigor that's required across a number of programs that would bring those together in a way that's driven toward objectives with milestones,” Gilday said. “If you took a look at [all the programs], where are there similarities and where are there differences? Where am I making progress in meeting conditions and meeting milestones that we can leverage in other experiments? At what point do I reach a decision point where I drop a program and double down on a program that I can accelerate?” In the most recent National Defense Authorization Act, currently working its way through Congress, lawmakers appear poised to restrict funding for procurement of any large unmanned surface vessels, or LUSV, until the Navy can certify it has worked out an appropriate hull as well as mechanical and electrical system, and that the design can autonomously operate for 30 consecutive days. Furthermore, the Navy must demonstrate a reliable operating system and ensure any systems integrated into the platform — sonars, radars, etc. — are likewise functioning and reliable, according the text of the subcommittee's markup of the fiscal 2021 NDAA, Congress's annual defense policy bill, which was obtained by Defense News. In short, the language would mean the Navy could not spend procurement dollars on a large unmanned surface vessel until it has a working model, and it may not try to develop those technologies on the fly. In a June interview with Defense News, Rep. Joe Courtney, D-Conn., head of the Subcommittee on Seapower and Projection Forces, said the panel supports unmanned system development but doesn't want the Navy repeat mistakes. “The message I want people to understand is that we fully support the move toward unmanned, whether that's on the surface or undersea,” Courtney said. “But we want to make sure that some of the real nuts and bolts issues ... are worked out before we start building large unmanned platforms. “We want to make sure that, again, we don't end up with situations like LCS [the littoral combat ship] where we're trying to figure out what the mission is at the same time we're building them.” Conceptualize and control That's a criticism the CNO hears and is working to address. Gilday is pushing on two major efforts to get better answers on what the Navy is trying to accomplish with unmanned systems: a concept of operations, and a network to control them with. “The concept of operations that the fleet is working on right now will be delivered in the fall, and that talks conceptually about how we intend to employ unmanned in distributed maritime operations,” Gilday said, referencing a Navy plan to physically expand its maneuvers to complicate enemy targeting rather than aggregate around an aircraft carrier. But beyond how unmanned tech will fit into a distributed fleet, the Navy is looking at where those systems should be located and how they will be supported. That's leading the Navy to consider stationing the systems and support elements overseas. “What would a day-to-day laydown look like of unmanned forward?” Gilday asked. “The Navy has got to be forward: For obvious reasons we don't want the fight back here; the Navy exists to operate forward. That's where we need to be in numbers. And with unmanned, if you are not there at the right time, you are irrelevant. “There also has to be a number of unmanned [systems] forward. I can't just decide to rally unmanned out of San Diego or in the Pacific northwest at a time when they'll be too late to need.” The other big piece of the puzzle is something Gilday has previously referred to as akin to a new “Manhattan Project,” a rapid, well-funded project to field a network that can control all the various unmanned and networked systems, sensors and weapons. And to do that, he's linking in with the Air Force's Joint All Domain Command and Control, or JADC2, effort. “The other piece of this is the Navy Tactical Grid,” Gilday explained. “Coming into the job, the projections for the Navy Tactical Grid was for delivery in about 2035. I knew that was way, way too late. “So, on a handshake with [Air Force Chief of Staff] Gen. [David] Goldfein, I said: ‘Look, I am all in, and my vision is that the Navy Tactical Grid would be the naval plug into JADC2.' So the Navy Tactical Grid ends up being a very critical element of the unmanned campaign plan because it becomes the main artery to operate those platforms. “Without it, I have a bunch of unmanned that I shouldn't be building because I can't control it very well.” https://www.defensenews.com/naval/2020/07/21/the-us-navy-is-trying-to-get-its-act-together-on-unmanned-systems/

Toutes les nouvelles